L'éthique minimale est elle "prête à l'emploi" ?
En bref : L’éthique minimale n’est peut-être pas une théorie « prête à l’emploi » qu’il suffirait d’appliquer telle quelle. On peut la voir comme un cadre de pensée général au sein duquel plusieurs théories plus précises peuvent coexister.
L’éthique minimale de Ruwen Ogien accorde de l’importance à la notion de consentement et au principe de « considération égale de chacun ». Mais Ogien ne privilégie pas une version particulière de ces éléments.
Son éthique minimale semble compatible avec plusieurs définitions du consentement et plusieurs interprétations de la « considération égale ». On pourrait donc voir l’éthique d’Ogien comme un cadre général.
Des théories pourraient se revendiquer « ogieniennes » sans êtres compatibles entre elles. Elles respecteraient les principes généraux posés par Ogien, sans s’accorder sur la compréhension particulière qu’on doit en faire.
C’est la lecture que je vais suggérer dans ce billet. Je ne sais pas si elle exacte, mais je pense qu’elle mérite d’être envisagée. Ce qui suit est donc plus une hypothèse de lecture qu’une affirmation tranchée.
Des principes bien détaillés
Ogien est extrêmement clair sur deux principes de l’éthique minimale. Il consacre de longs chapitres à expliquer ce qu’il entend par « indifférence morale du rapport à soi » et « principe de non-nuisance ». Une cinquantaine de pages sont dédiées à chacun de ces principes dans L’éthique aujourd’hui1.
Le cas de la non-nuisance est exemplaire. Ogien expose la version initiale du principe, telle que proposée par John Stuart Mill. Il détaille ensuite son interprétation personnelle de la non-nuisance. Il insiste aussi sur les autres versions du principes, qu’il préfère rejeter.
Ce traitement contraste avec celui donné au principe de considération égale ou à l’idée de consentement. Ces aspects de l’éthique minimale ne sont pas aussi détaillés.
Des principes peu expliqués
Concernant la considération égale, aucun chapitre ne lui est vraiment dédié dans L’éthique aujourd’hui. Son étude est scindée en deux moments séparés, et répartis sur deux chapitres différents… En tout, elle n’occupe que 13 pages2.
Ogien défend le principe de considération égale, mais il ne semble pas se préoccuper de l’acception particulière qu’on en donne :
Toute théorie normative doit reconnaître [le principe d’accorder la même valeur à la voix de chacun,] quel que soit le contenu précis qu’elle donne à ses termes centraux (« voix », « valeur », « chacun »)
– L’éthique aujourd’hui, p.146
Pour le consentement, on retrouve cette imprécision assumée. Ogien refuse de définir le consentement3 : il se borne à poser les conditions que devraient remplir toute théorie du consentement. Là encore, l’éthique minimale semble en retrait. Elle ne s’engage pas pour un théorie particulière :
En l’absence de raisons théoriques décisives en faveur de l’un ou l’autre des critères du consentement, un accord pragmatique devrait être privilégié, dans les contextes légaux au moins4.
– L’éthique aujourd’hui, p. 181
Une éthique indéterminée
Reprenons le principe de non-nuisance et celui d’indifférence du rapport à soi. Ce sont deux des trois principes de l’éthique d’Ogien. On peut les présenter ainsi :
- Ne pas causer de dommage injuste à autrui, c’est-à-dire un dommage auquel il n’a pas consenti
- Accorder la même considération à la voix et aux revendications à valeurs impersonnelles de chacun
Ces principes semblent en partie indéterminés. Il y a une marge d’interprétation en leur sein. Selon l’acception qu’on donne à « consentir » et à la considération égale, on n’appliquera pas la même éthique.
L’éthique minimale ne serait donc pas une théorie morale particulière, prête à être utilisée immédiatement. Elle serait plutôt un cadre général, une structure incomplète qu’il faut particulariser pour la rendre utilisable.
L’utilisateur doit faire des choix interprétatifs et théoriques avant de pouvoir appliquer l’éthique minimale. La version qu’il appliquera sera le résultat de son apport personnel au cadre général.
Un peu comme lorsqu’un logiciel demande des pré-requis sans les déterminer. Vous avez besoin d’un serveur web et d’une base de données pour installer WordPress. Mais rien ne vous oblige à utiliser un serveur Apache, ou une version particulière d’Apache. Vous pouvez choisir une base MySQL ou MariaDB.
Je doute que cette situation soit volontaire de la part d’Ogien (mais pourquoi pas ?). Cependant la possibilité d’une éthique minimale multiple semble inscrite au cœur de sa théorie.
Bref, l’éthique minimale serait plus encore minimale qu’on pourrait s’y attendre. Elle ne serait pas « prête à l’emploi », mais demanderait aux minimalistes de faire des choix interprétatifs et théoriques avant de pouvoir l’appliquer.
Notes
- L’éthique aujourd’hui (2007) est l’ouvrage principal d’Ogien concernant l’éthique minimale. Il y consacre 50 pages à l’étude de l’indifférence morale du rapport à soi (Ch. 1-3, p. 25-75) et 40 à 45 pages à expliciter le principe de non-nuisance (Ch.4-5, p.76-116, voire p. 76-121). ↩
- Ruwen Ogien, L’éthique aujourd’hui, Ch. 5 p. 116-121 & Ch. 7 p. 144-152. Soit 13 pages, si on exclut le récapitulatif des principes au Ch. 8. ↩
- Ruwen Ogien, L’éthique aujourd’hui, Ch. 10, p. 176. Pour être précis, Ogien refuse de proposer sa propre définition du consentement. Mais il insiste sur les difficultés à définir en général et se garde bien de renvoyer à une définition du consentement qu’aurait pu formuler un autre auteur. ↩
- La citation continue : « Un tel accord serait justifié aux yeux de ceux qui continuent de penser que des critères d’identification du consentement publics et stables sont indispensables pour garantir la sécurité juridique des personnes. Ils diraient que, ce qui importe, dans le contexte légal, ce sont moins les raisons théoriques de choisir une conception du consentement […] que la constance dans la mise en application de celle qu’on a choisie ». Ogien fait-il partie des ceux-là ? Ça n’est pas clair. ↩