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Indifférence morale du rapport à soi

Ce qu'on fait de soi-même (son corps, sa vie, ses choix personnels) n'a rien à voir avec la morale. Rien.

Rapport à soi, rapport aux autres (à partir de Alone par Anton Håkanson)
Rapport à soi, rapport aux autres (à partir de Alone par Anton Håkanson)

L’éthique minimale défend le principe d’indifférence morale du rapport à soi. Selon ce principe, ce qu’un individu se fait à lui-même ne concerne pas la morale. Ce n’est jamais « moral » ou « immoral » : ça n’a simplement rien à voir avec l’éthique. Les philosophes disent que ça n’a aucune « valeur morale ».

Ce principe est une version radicale d’un autre principe : l’asymétrie morale1. Selon cette dernière, il y a une différence morale entre ce qu’on fait volontairement aux autres et ce qu’on se fait à soi-même. Par exemple, ce n’est pas la même chose de se tuer (suicide) ou de tuer quelqu’un d’autre (meurtre).

L’éthique minimale distingue nettement entre les actes :

  • qui ne concernent que nous-mêmes, où nous sommes les seuls participants et les seuls affectés
  • qui concernent aussi les autres, parce qu’ils y jouent un rôle important

Contrairement à ce que pensent certains, l’indifférence morale du rapport à soi n’est pas une évidence. Elle a des adversaires au sein de la tradition philosophique. Elle n’est pas non plus un principe vide, qui ne s’applique à aucune action, comme l’imaginent d’autres.

Les partisans du rapport moral à soi

À la suite d’Aristote et d’Emmanuel Kant, de nombreux penseurs soutiennent que notre rapport à nous-mêmes possède une valeur morale. Ils disent (par exemple) que la masturbation, la gourmandise ou la paresse sont condamnables au nom de l’éthique.

Selon Kant et ceux qui s’en inspirent, nous avons des devoirs envers nous-mêmes. Il s’agit de devoirs moraux que nous sommes tenus de respecter même quand personne d’autre n’est impliqué dans l’action. Kant affirme d’ailleurs que nos devoirs envers les autres s’appuient sur nos devoirs envers nous-mêmes2.

Selon Aristote et ses adeptes, nous avons des vertus personnelles dont l’importance est centrale en éthique : courage, honnêteté, force, générosité, résolution, loyauté, etc. Ce sont des traits de caractère que nous devrions cultiver et développer afin de mener une vie éthique.

L’éthique minimale rejette ces deux approches pour de multiples raisons. Concernant les devoirs envers soi-même, elle liste pas moins de 7 objections, dont leur caractère contradictoire3. Pour les vertus d’Aristote, elle s’inquiète des lourds problèmes intellectuels (ontologiques et épistémologiques) qui y sont rattachés4.

Quoiqu’il en soit, l’existence de ces deux traditions montre que l’indifférence morale du rapport à soi n’est pas une position évidente ou unanimement partagée.

Des actions qui ne concernent que nous

Une objection contre le principe d’indifférence morale consiste à affirmer qu’il est vide et inutile5. On dira alors que tous nos actes relèvent de la morale, car mêmes les plus solitaires ont un effet sur autrui. Aucune action ne relève uniquement de notre rapport à nous-mêmes.

Consommer de la drogue seul, chez soi, à volets fermés : est-ce une activité personnelle qui ne concerne que soi ? Ou bien est-ce participer à un système d’exploitation international et cautionner des mafias violentes ? Le principe d’indifférence serait donc abstrait et complètement détaché du réel.

L’éthique minimale répond à cela qu’il ne faut pas confondre ce qu’on se fait à soi et ce qu’on fait aux autres. Quand vous vous droguez, c’est bien vous qui agissez et qui subissez les conséquences directes de l’action. C’est votre rapport à vous-mêmes et vos choix de vie qui sont en jeu. Ce n’est pas comme si vous droguiez de force quelqu’un d’autre !

Ce n’est pas non plus comme si c’était vous, personnellement, qui torturiez des policiers pour le compte d’un cartel. Oui, vos actes ont un impact sur autrui. Mais il n’est pas toujours intentionnel. Et vous pourriez très bien faire la même action (vous droguer chez vous) avec un impact complètement différent6.

À insister sur notre influence sur autrui, on risque de perdre de vue la différence entre ce qu’on cause :

  • intentionnellement à soi-même (ex : suicide)
  • non intentionnellement aux autres (ex : tristesse due au suicide)
  • intentionnellement aux autres (ex : meurtre de quelqu’un d’autre)

Selon l’éthique minimale, il y a une différence significative entre ces situations7. Un raisonnement qui conduirait à affirmer le contraire impliquerait des aberrations. Il vaudrait alors mieux l’abandonner que d’accepter ses conséquences.

Il n’y a donc pas à s’inquiéter de voir l’indifférence morale du rapport à soi devenir un principe vide, qui ne désignerait aucune action concrète.

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Notes


  1. Ruwen Ogien, L’éthique aujourd’hui, Ch. 1, p. 25 & 31
  2. Ruwen Ogien, Ibid., Ch. 2, p. 38
  3. Ruwen Ogien, Ibid., Ch. 2, p. 33-34.
  4. Ruwen Ogien, Ibid., Ch. 3, p. 63.
  5. Ruwen Ogien, La panique morale, Ch. 1, p. 40
  6. Pensez à ceux qui cultivent le cannabis exclusivement pour leur consommation personnelle. Que font-ils d’immoral en fumant seuls chez eux ?
  7. Ruwen Ogien, L’éthique aujourd’hui, Ch. 2, p. 54-56, et Ch. 4, p. 86-92