Principe d'égale considération
L'éthique minimale nous invite à "considérer chacun également". Mais que veut-elle dire par là ?
Le principe d’égale considération est un principe moral qui nous demande d’accorder la même valeur à la voix et aux revendications de chacun. L’éthique minimale le désigne aussi comme « égale considération de chacun »1 ou, dans sa formulation complète :
considération égale de la voix et des revendications de chacun dans la mesure où elles possèdent une valeur impersonnelle2.
Selon ce principe, nous devrions traiter les égaux en égaux et ne jamais mépriser ou négliger la voix de quelqu’un sous prétexte qu’il serait noir, blanc, brun, petit, grand, juif, pauvre, homosexuel, prostitué, etc.3. C’est un principe d’impartialité4 qui nous appelle à considérer également bien.
C’est aussi un principe tourné vers l’écoute des revendications de tous, dans la mesure où elles ont « une valeur impersonnelle ». C’est-à-dire qu’elles valent pour tout individu placé dans une situation similaire5.
C’est le cas des demandes d’assistance venant de personnes en danger de mort par exemple. Ce ne sont pas des requêtes « personnelles », qui ne vaudraient que pour un cas singulier. En fait n’importe qui en danger de mort mérite qu’on écoute sa demande d’aide ; et quiconque en mesure de l’assister devrait le faire.
Enfin, la considération égale est un principe anti-paternaliste6 qui nous conduit à ne pas faire d’ingérence dans la vie d’autrui au nom de raisons qu’il ne reconnaîtrait pas. Faire le « bien » d’autrui contre son gré ou le forcer à agir pour « son bien » est donc exclu.
Qu’est-ce que considérer également ?
Tout le monde n’accorde pas la même importance à la voix et aux revendications de chacun. C’est le cas de ceux qui rejettent la voix des travailleurs du sexe, mais qui écoutent les lobbys puritains. Ou de ceux qui refusent d’accorder des droits égaux à une minorité – sans que les différences entre cette minorité et les « autres » soient pertinentes. C’est aussi le cas de ceux qui font preuve de favoritisme ou qui manipulent les règles pour avantager leurs relations au détriment des autres.
Dans toutes ces situations, ceux-là ne sont pas prêts à traiter tout le monde en égal. Ils accordent moins d’importance à la voix de certains (les pauvres, les « déviants », etc.) et traitent mieux les autres (les gens « honnêtes », « travailleurs », les proches…)7. De plus, ils sont parfois méprisants, cyniques, humiliants ou sarcastiques envers ceux qu’ils considèrent moins bien, voire pas du tout8. L’éthique minimale rejette ce genre de conduite.
Elle ne défend pas pour autant un traitement égalitaire de chacun en toutes circonstances. On peut accorder plus d’attention ou de sollicitude à certains9. On peut considérer différemment les revendications personnelles, ou mieux traiter ses proches que des inconnus dans la plupart des cas. Prendre en compte les situations similaires de façon similaire ne veut pas dire traiter tout le monde de la même façon quelle que soit la situation.
Écouter des revendications
L’éthique minimale accorde beaucoup d’importance à ce qu’elle nomme les revendications « à valeur impersonnelle ». Contrairement à celles « à valeur personnelle », ces revendications méritent d’être prises en compte par tous, quel que soit celui qui les émet.
Elles doivent pouvoir être conçues comme des « droits » opposables. C’est-à-dire qu’on ne peut pas refuser de les écouter au nom d’un vote majoritaire ou du bien-être du plus grand nombre6. Une politique qui sacrifierait les droits d’une minorité au nom du sentiment de sécurité du reste de la population ne considérerait donc pas chacun également.
Mais que se passe-t-il pour ceux qui ne sont pas ou plus en mesure d’exprimer des revendications ? de façon temporaire ou définitive ? Les enfants en bas âge qui manquent de capacites linguistiques, ou les comateux chez qui la conscience est absente par exemple. Selon l’éthique minimale, ces exceptions ne suffisent pas à remettre en cause le principe d’égale considération.
Tout ce qu’elles nous demandent, c’est d’amender le principe. On peut spécifier qu’il faut restaurer la possibilité d’exprimer des revendications au plus vite (quand c’est faisable). Ou préciser que le principe doit être respecté « dans la mesure du possible » et non pas absolument10.
Éviter le paternalisme
Dans les premières versions de l’éthique minimale, le principe d’égale considération était formulé différemment. Il portait sur « la voix et les intérêts de chacun »11. Cette version du principe a été abandonnée car elle se prêtait trop à une dérive paternaliste.
On peut en effet définir les intérêts de quelqu’un sans lui demander son avis. Pensez à l’expression « C’est pour ton bien » qu’on assène aux enfants, aux malades ou aux vieillards. Dans ces contextes, on veut dire que l’intérêt objectif de la personne ne coïncide pas avec ses demandes. Celui qui connaît mieux l’intérêt de la personne, c’est le parent ou l’équipe médicale.
La notion d’intérêt n’exclut donc pas le paternalisme. C’est-à-dire l’attitude qui consiste à protéger les personnes d’elles-mêmes sans demande claire et explicite de leur part, en les empêchant de se causer des maux (supposés) ou en promouvant leur bien (supposé)12.
C’est pourquoi l’éthique minimale préfère le concept de revendication. Si on écoute les revendications de quelqu’un, on est moins enclin à agir de façon paternaliste. On ne risque pas de privilégier ses intérêts tels que nous les comprenons sur ses demandes explicites. Et ce même quand elles tranchent avec notre vision de ce qui serait bien pour la personne.
Cette façon d’agir n’empêche pas de transmettre des connaissances aux jeunes (pas toujours intéressés) ou de soigner les malades (pas toujours ravis). Elle nous interdit seulement de le faire avec condescendance, en ignorant leurs droits et leurs désirs13.
Le point de vue moral
Selon les minimalistes, le principe d’égale considération est central en éthique. Toute théorie normative qui aspire à être dite « morale » doit l’adopter par défaut14. On peut le comparer au principe de non-contradiction en logique, ou à celui de maximisation de l’utilité en économie15.
Ce genre de principe est central au sens où si une de nos croyances entre en conflit avec ces principes, on préfère généralement renoncer à cette croyance plutôt qu’aux principes15. Si un raisonnement nous conduit à rejeter l’égale considération, on se dira que quelque chose ne va pas avec ce raisonnement.
Aux yeux de l’éthique minimale, l’égale considération exprime en fait « le point de vue moral »16. Ce qui fait qu’une théorie donnée est bien une « théorie morale », qu’elle pense l’éthique (et pas l’économie ou autre chose), c’est qu’elle accepte ce principe. Une conception qui se prétendrait « éthique » sans accorder la même valeur à la voix de chacun n’aurait en réalité rien de moral.
Cela ne veut pas dire pour autant que toutes les philosophies doivent s’accorder sur le sens des termes du principe (« voix », « chacun », etc.)16. On peut leur donner des interprétations différentes et les discuter5. Mais on doit reconnaître que le principe lui-même a une importance centrale en éthique.
Un principe d’impartialité substantiel
Aussi indéterminé qu’il soit, le principe d’égale considération dispose d’un contenu : il est « substantiel », comme on dit en philosophie. C’est un principe qui nous demande de traiter les cas similaires tous aussi bien, de considérer également bien les égaux.
Il est différent d’une norme formelle ou procédurale qu’on pourrait réduire à l’impartialité ou justifier par elle17. Ce qu’exige l’impartialité, c’est de traiter les cas similaires de la même façon. Mais ça n’indique pas de les traiter bien ou mal : on pourrait être impartialement mauvais, sadique, violent, etc.
Selon l’éthique minimale, l’impartialité n’est donc pas suffisante à circonscrire le champ de la morale18. Elle est nécessaire, mais elle ne saisit pas tout ce que recouvre la moralité. C’est pourquoi le minimalisme privilégie l’égale considération. Elle va au-delà de l’impartialité formelle et constitue un principe moral substantiel : elle a un contenu qui nous invite à agir bien.
Comment justifier le principe ?
On peut juger que l’égale considération est un principe évident qui n’a pas besoin d’être justifié19. En fait, ce sont ceux qui refusent le principe qui devraient se justifier. C’est à eux d’expliquer pourquoi la couleur, la religion, l’orientation sexuelle ou la profession permettent selon eux de traiter inégalement des revendications à valeur impersonnelle20.
Si on veut tout de même justifier l’égale considération, on peut invoquer le respect de la liberté d’autrui et de l’égalité des personnes21. On peut aussi rappeler qu’elle est censée exprimer le point de vue moral : un élément partagé par toutes les conceptions éthiques.
L’éthique minimale précise néanmoins qu’elle n’ambitionne pas de fonder absolument son principe. Selon elle, l’égale considération a probablement plusieurs justifications, pas forcément compatibles entre elles.
Cette diversité montre que le principe est robuste : il est plus stable que les multiples façons dont on tente de le justifier22. Quand bien même une de nos justifications se révèlerait faible ou faillible, on aurait probablement toujours d’autres raisons d’accepter ce principe.
Lire aussi
- Principe de non-nuisance
- Principe d’indifférence morale du rapport à soi
- [Blog] L’éthique minimale est-elle « prête à l’emploi » ?
Notes
- L’éthique aujourd’hui, Conclusion, p. 196 ↩
- Ibid., Ch. 8, p. 155. Je souligne. Voir également Ch. 7, p. 144 ; et p. 146 pour l’abréviation « principe d’égale considération ». ↩
- Ibid., Ch. 7, p. 145 ↩
- La panique morale, Ch. 1, p. 39 ↩
- L’éthique aujourd’hui, Ch. 5, p. 117-119. Voir aussi Ch. 8 p. 155 l’idée que tout le monde peut « faire sienne » une revendication à valeur impersonnelle. ↩
- Ibid., Ch. 7, p. 144 ↩
- Ibid., Ch. 5, p. 120-121 ↩
- Ibid., Ch. 7, p. 147 ↩
- La panique morale, Ch.1, p. 35-36 ↩
- L’éthique aujourd’hui, Ch. 6, p. 117 ↩
- L’éthique aujourd’hui, Ch. 8, p. 154-155. La panique morale, Ch. 1, p. 30 & 34-39. Étonnament, Ogien ne mentionne jamais Peter Singer, qui est généralement crédité comme le premier à avoir utilisé l’expression « principe d’égale considération des intérêts » (Questions d’éthique pratique, Ch. 2) ↩
- L’éthique aujourd’hui, Ch. 6, p. 129 & 138-139 ↩
- Ibid., Ch. 6, p. 140 & Ch. 5, p. 108 ↩
- L’éthique aujourd’hui, Ch. 7, p. 145. La panique morale, Ch. 1, p. 29 ↩
- La panique morale, Ch. 1, p. 29-30. L’éthique aujourd’hui, Ch. 8, p. 154 ↩
- La panique morale, Ch.1, p. 35. L’éthique aujourd’hui, Ch. 7, p. 146 ↩
- L’éthique aujourd’hui, Ch. 7, p. 152. La panique morale, Ch. 1, p. 38 ↩
- L’éthique aujourd’hui, Ch. 7, p. 149 & 151 ↩
- L’éthique aujourd’hui, Ch. 7, p. 144 & 151. La panique morale, Ch. 1, p. 34 ↩
- L’éthique aujourd’hui, Ch. 7, p. 144-145. La panique morale, Ch. 1, p. 34 ↩
- L’éthique aujourd’hui, Ch. 5, p. 119 & Ch. 6 p. 145-146 ↩
- Ibid., Ch. 5, p. 119-120 ↩