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Éthique minimale et consentement

Quels sont les liens entre éthique minimale et consentement ? Sont-ils aussi intimes qu'il y paraît ?

Consentement (à partir de Tick & Close par No more Heroes)
Consentement (à partir de Tick & Close par No more Heroes)

En bref : La notion de consentement est importante en éthique minimale, mais elle n’est pas centrale. Ogien est souvent ambigu ou peu explicite lorsqu’il aborde les liens entre éthique minimale et consentement.

La notion de consentement joue un rôle important en éthique minimale. Elle n’est cependant pas aussi centrale qu’on pourrait le croire : l’éthique de Ruwen Ogien n’est pas construite autour de cette notion.

Cet article aborde les liens entre éthique minimale, nuisance et consentement. Il s’intéresse à certains points qui peuvent échapper à une lecture trop rapide des textes. Il répond à 3 questions :

  1. Les dommages non-consentis sont-ils toujours des torts ?
  2. La présence du consentement permet-elle d’annuler le tort ?
  3. L’éthique minimale est-elle une « morale du consentement » ?

1. Non-consentement et tort

L’éthique minimale nous demande d’éviter de provoquer des dommages injustes. C’est-à-dire de ne pas nuire à autrui, de ne pas lui causer du « tort » ou des « préjudices »1. Pour identifier un tort, elle s’appuie sur les idées de dommage et de consentement.

S’il y a dommage, mais que la personne a donné son accord, il n’y a probablement pas de préjudice moral. C’est ce qui se passe dans les sports violents : les participants savent à l’avance qu’ils encourent des risques2.

À l’inverse, si la personne subit un dommage contre son gré, sans y avoir consenti, il y a présomption d’injustice3. Si un ami prend 50 € dans mon portefeuille sans autorisation, son comportement est apparemment condamnable.

Mais Ogien ne dit jamais que l’absence de consentement suffit à transformer un dommage en préjudice. Il affirme que « sous certaines conditions morales et légales »3, un dommage non consenti peut constituer un tort. Il y a une présomption d’injustice, mais qui doit être confirmée pour parler de nuisance.

Le consentement n’est pas un des critères de la nuisance, ou du moins pas directement4. C’est un critère de la justice dans les relations interpersonnelles5. Quand nous cherchons ce qu’il y a de juste ou d’injuste dans une situation, la présence ou l’absence de consentement est un des critères que l’on peut invoquer.

2. Consentir annule-t-il le tort ?

Ogien mentionne plusieurs fois l’adage « On ne fait pas de tort à celui qui est consentant » (Volenti non fit injuria)6. Selon cette formule, le consentement permettrait d’annuler le caractère moralement contestable de certains actes.

Pensez au fait de tuer. Tuer autrui sans son consentement est souvent jugé immoral (meurtre, peine de mort, etc.). Mais certains affirment que l’immoralité se dissipe lorsqu’il y a consentement : suicide assisté, sacrifice de soi pour le groupe… On peut condamner les homicides non-consentis et accepter les autres.

Qu’en pense l’éthique minimale ? La réponse est moins claire qu’il n’y paraît. Quand Ogien mentionne l’adage vu plus haut, il ne le reprend jamais à son compte. Au contraire, il insiste sur le fait cet adage ne s’est jamais imposé universellement – y compris au sein des démocraties libérales contemporaines7.

Il évoque aussi des cas dans lesquels le consentement n’annulerait pas forcément le tort : duels, combats de gladiateurs, esclavage volontaire, voire lancer de nain ou prostitution8. Mais il ne détaille pas ces exemples, et son positionnement les concernant est peu explicite9.

À la fin de L’éthique aujourd’hui, Ogien se demande à quelles conditions le consentement pourrait annuler le tort10. Il juge cette question « très compliquée »… Et la laisse sans réponse.

Deux ans plus tard, la conclusion de La vie, la mort, l’État (2009) affirme clairement que le consentement annule le tort dans les cas d’euthanasie11. Mais cela n’implique pas qu’il annule toujours les torts, comme Ogien le précise dans L’influence de l’odeur des croissants chauds sur la bonté humaine (2011)12 :

On admet que, dans certains cas au moins, le consentement annule le tort

L’éthique minimale soutient donc bien que le consentement annule le tort. Mais cette position n’est pas une évidence. Le texte d’Ogien est plus réservé et plus nuancé qu’on pourrait s’y attendre.

3. Les morales du consentement

Ogien appelle « morales du consentement » les théories qui se construisent autour du consentement13 : elles accordent une place centrale à la notion dans leur élaboration. À la fin de L’éthique aujourd’hui, il défend ces morales face à plusieurs critiques.

Pourtant, l’éthique minimale n’est pas une de ces théories. Au contraire, Ogien rappelle le caractère confus et contesté de l’idée de consentement14. Il refuse de lui accorder une valeur absolue15, de la sacraliser16, et même d’en proposer une définition17.

Son éthique n’est pas fondée sur le consentement18. Elle est constituée par les principes de non-nuisance, de considération égale et d’indifférence morale du rapport à soi. Elle accorde une valeur relative au consentement, qui dépend de sa contribution au respect des 3 principes précédents19.

Ogien est conscient des fragilités conceptuelles et pratiques qui entourent la notion de consentement. Il ne s’appuie pas directement sur elle pour construire l’éthique minimale. La place du consentement reste importante en éthique minimale, mais elle est secondaire, dérivée.

Notes


  1. Ces formulations sont équivalentes. Voir Ruwen Ogien, L’éthique aujourd’hui, Ch. 4, p. 81
  2. Ruwen Ogien, Ibid., Ch. 1, p. 29-30 & id.
  3. « Quand on cause volontairement un dommage à autrui sans son consentement, ce dommage a vocation à devenir, sous certains conditions morales ou légales, plus qu’un dommage : il contient une présomption d’injustice. Si cette injustice est avérée, on ne parlera pas seulement de ‘dommage’ mais de ‘tort’ ou de ‘préjudice’ » Ibid., p. 29-30
  4. Le consentement est un critère de la justice dans les rapports interpersonnels (voir note suivante). Mais la justice ou l’injustice est elle-même un critère de la nuisance. Le consentement est ainsi un critère indirect de la nuisance. Cependant Ogien le mentionne régulièrement comme s’il s’agissait d’un critère direct. Voir aussi la note 9 de l’article sur le principe de non-nuisance.
  5. « Toute la difficulté est donc de reconnaître les fragilités du consentement sans renoncer à en faire un critère de justice dans les relations interpersonnelles » Ruwen Ogien, “La fabrique du consentement” in Mon dîner chez les cannibales, p. 207-208
  6. « Quand on cause volontairement un dommage à autrui avec son consentement, il n’y a pas d’injustice […] si on en croit l’adage ‘On ne fait pas de tort à celui qui est consentant’ (Volenti non fit injuria) » Ruwen Ogien, L’éthique aujourd’hui, Ch. 1, p. 30.
    Ogien mentionne également cette formule au Ch. 10, p. 177 et ailleurs dans son œuvre (La vie, la mort, l’État, p. 54 ; Mon dîner chez les cannibales, p. 210)
  7. « Contrairement à ce que pourraient penser ceux qui ont à l’esprit l’adage ‘volenti non fit injuria’ (‘on ne fait pas de mal à celui qui est consentant’), c’est un principe qui est loin d’être systématiquement défendu en droit » Ruwen Ogien, L’éthique aujourd’hui, Ch. 10, p. 177
    « [L’adage] est d’ailleurs loin d’être suivi en droit, puisque toutes sortes de dommages auxquels les personnes consentent formellement sont néanmoins jugés comme des torts » Ruwen Ogien, La vie, la mort, l’État, Ch. 1, p. 54
    « Mais les philosophes et les juristes qui contestent l’adage ou en limitent la portée ne manquent pas. Ils invoquent habituellement le cas du duel, que le consentement des adversaires ne suffit pas à rendre licite. » Ruwen Ogien, « La fabrique du consentement », in Mon dîner chez les cannibales, p. 210
  8. « Il existe toute sortes de cas dans lesquels on estime que le consentement n’annule pas le tort. Pensez aux duels ou aux combats de gladiateurs, à l’esclavage volontaire et pour les moins libéraux, à la prostitution » Ruwen Ogien, L’éthique aujourd’hui, Ch. 1, p. 30-31
    « Les cas de la prostitution et du lancer de nain font aussi partie des illustrations habituelles » Ibid., p. 193
    « De la même façon, disons, que le consentement des partenaires ne suffit pas à rendre moralement tolérable les duels, les combats de gladiateurs ou l’esclavage volontaire. On estime même que, dans [certains cas], le consentement n’annule pas la faute morale : il l’aggrave. » Ruwen Ogien, La liberté d’offenser, p. 31
  9. Pour certains de ces exemples, la position d’Ogien est claire : le consentement annule le tort dans le lancer de nain et la prostitution. Mais il ne précise jamais s’il en va de même pour les duels, les combats de gladiateurs ou l’esclavage volontaire. Même si l’on tend à vouloir répondre « oui », le texte est moins affirmatif qu’on pourrait s’y attendre. De plus, Ogien ne développe jamais ces exemples pour lever l’ambiguïté.
  10. « Dans cette seconde classe de cas, il faut répondre à une question de droit ou de morale très compliquée. C’est celle de savoir à quelles conditions le consentement pourrait annuler le tort ; à quelles conditions, par exemple, un homicide auquel la victime a consenti pourrait-il être considéré comme un acte qui n’a rien d’illégal ou immoral ? » Ruwen Ogien, L’éthique aujourd’hui, Ch. 10, p. 177
    Cette question avait déjà été soulevée lors de l’analyse du principe de non-nuisance au Ch. 4, p. 83 : « Le consentement de la victime suffit-il à annuler le préjudice ? »
  11. « Le principe de non-nuisance ne peut pas s’appliquer au candidat à la mort douce, euthanasie active ou passive ou suicide assisté, puisqu’il est, dans tous les cas, consentant en principe, et qu’on ne peut pas causer de tort à celui qui consent » Ruwen Ogien, La vie, la mort, l’État, p. 206-207
  12. Ruwen Ogien, L’influence de l’odeur des croissants chauds sur la bonté humaine, p. 162
  13. Ruwen Ogien, L’éthique aujourd’hui, Ch. 10, p. 183 & p. 191. Pour être parfaitement exact, Ogien parle des « morales dites ‘du consentement’ » (je souligne).
  14. Ruwen Ogien, Ibid., p. 172-176
  15. « Du point de vue normatif, il me paraît inutile d’essayer de donner une valeur absolue à l’idée de consentement, ou de faire dépendre cette valeur morale des liens supposés intimes entre la notion de consentement et celle d’autonomie ou de liberté » Ruwen Ogien, Ibid., p. 182
  16. « On peut estimer, par exemple, que le consentement est toujours un bien […] sans aller jusqu’à le sacraliser » Ruwen Ogien “La fabrique du consentement” in Mon dîner chez les cannibales, p. 211
  17. « Je ne vais certainement pas proposer une définition du consentement de mon cru. » Ruwen Ogien, L’éthique aujourd’hui, Ch. 10, p. 176
  18. « L’éthique minimale n’est pas ‘fondée’ sur le consentement considéré comme une valeur absolue (pas plus qu’elle ne l’est sur toute autre supposée ‘valeur absolue’) » Ruwen Ogien, Ibid., p. 191
  19. « Les plus libéraux pourraient très bien se contenter de donner au consentement une valeur relative, dépendante de la mesure dans laquelle il contribue au respect des principes de non-nuisance à autrui et d’égale considération » Ibid., p. 182